vendredi 9 janvier 2015

De la juste colère athéiste...

Bon, comme je vois passer beaucoup de cris de guerre à gauche, désignant "la religion" comme notre pire ennemi, je voudrais refaire lire le texte suivant. Il date de 1909.

"Pourquoi la religion se maintient elle dans les couches arriérées du prolétariat des villes, dans les vastes couches du semi-prolétariat, ainsi que dans la masse des paysans ?

Par suite de l'ignorance du peuple, répond le progressiste bourgeois, le radical ou le matérialiste bourgeois. Et donc, à bas la religion, vive l'athéisme, la diffusion des idées athées est notre tâche principale.

Les marxistes disent : c'est faux. Ce point de vue traduit l'idée superficielle d'une action de la culture par elle-même. Un tel point de vue n'explique pas assez complètement (...) les racines de la religion. Dans les pays capitalistes actuels, ces racines sont surtout sociales. La situation sociale défavorisée des masses travailleuses, leur apparente impuissance totale devant les forces aveugles du capitalisme (...), c'est là qu'il faut rechercher aujourd'hui les racines les plus profondes de la religion.

« La peur a créé les dieux. » La peur devant la force aveugle du capital, aveugle parce que ne pouvant être prévue des masses populaires, qui, à chaque instant de la vie du prolétaire et du petit patron, menace de lui apporter et lui apporte la ruine « subite », « inattendue », « accidentelle », qui cause sa perte, qui en fait un mendiant, un déclassé, une prostituée, le réduit à mourir de faim, voilà les racines de la religion moderne que le matérialiste doit avoir en vue, avant tout et par dessus tout, s'il ne veut pas demeurer un matérialiste primaire. Aucun livre de vulgarisation n'expurgera la religion des masses abruties par le bagne capitaliste, assujetties aux forces destructrices aveugles du capitalisme, aussi longtemps que ces masses n'auront pas appris à lutter de façon cohérente, organisée, systématique et consciente contre ces racines de la religion, contre le règne du capital sous toutes ses formes."


"De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion"
Lénine, 13 mai 1909

Texte complet ici : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1909/05/vil19090513.htm


J'ajoute ceci.

Nous sommes conditionnés par une société de l'exploitation, par la nécessité de dominer autrui ou d'être dominé par autrui pour survivre. Comment pourrions-nous espérer que s'épanouisse autre chose que la superstition désespérée ? Par quel miracle l'intelligence et la mesure naîtrait-elle de la peur et de la solitude permanente ?
Nous nous faisons charcuter perpétuellement dans ce système, c'est vrai, mais pas par la religion. La religion est la morphine que la charcuterie donne aux plus charcutés pour qu'ils supportent la douleur. Et nous irions leur reprocher d'y être accroc ? Quand la religion est parfois la dernière parcelle d'âme à quoi ils peuvent se cramponner ? Nous irions vers eux et commencerions par les traiter d'imbéciles ?

La religion est l'opium du peuple. Elle est sont dernier réconfort, et au besoin transforme sa colère en pulsion criminelle, impardonnable mais inoffensive pour les dominants, plutôt qu'en désir de lutte collective. Elle le rend irrécupérable.

Nous devons lutter contre ses agents comme contre toute organisation qui nous exploite. Non parce qu'ils disent que Dieu existe et que nous pensons le contraire, mais parce qu'ils encouragent leurs fidèles à se laisser exploiter, à courber l'échine, et à attendre la mort pour vouloir le paradis.

Pour le reste, si nous sommes matérialiste et athées, nous croyons que l'intelligence porte en elle l'athéisme. Nous devons faire confiance à celle de concitoyens émancipés économiquement et politiquement pour y accéder naturellement, et laisser lentement dépérir la religion.
Peut-être avons-nous tort. Peut-être aussi qu'au-delà de l'athéisme et du religieux, émergera une spiritualité nouvelle.

PS : cet angle de vue, bien entendu, n'invalide absolument pas la valeur des efforts éducatifs de ceux qui depuis un siècle se battent contre les curés. Il pointe du doigt le fait que ces efforts ne sauraient achever de transformer l'humanité tant que celle-ci reposera sur l'exploitation systématique des uns par les autres.

vendredi 29 août 2014

Un antivol sur la sixième

Bon, plus j’y réfléchis, plus cette histoire de 6e République me pose problème.

Entendons-nous bien : en tant que tel, je n’ai rien contre. Si on peut passer à un régime avec un peu plus de contrôle populaire, avec une implication des travailleurs dans la rédaction d’une constitution, je n’ai rien à y redire. Au contraire, ça me plairait beaucoup. C’est même un vieux fantasme de gauchiste : participer, enfin, à l’Histoire qu’on aime. Jeu de paume, serment, discours enflammé, force des baillonnettes. Ça me fait rêver. C’est ça qu’on m’a appris à aimer en politique.

Et c’est ça qui me gêne.

Je viens de la partie aisée de la petite bourgeoisie, tendance catho de gauche sauce abbé Pierre. Je suis passé par le lycée, filière générale, et par Sciences-po, broyeuse à neurone s’il en est. Et quand on me parle de constituante, c’est cette partie de moi qui vibre.
C'est-à-dire, celle qui se goure sur tout depuis dix ans.

L’autre partie, c’est mon éducation matérialiste tardive. Elle me dit que le droit résulte du rapport de force, et ne le crée pas. Elle me dit qu’il est vaniteux de se fantasmer en glorieuse assemblée transformant le monde par les mots, car la puissance juridique, fût-elle constitutionnelle, ne peut exister qu’en tant qu’avatar de la volonté d’une multitude qui légitime, consciemment ou inconsciemment, un état du rapport de force. 

On se trouve donc devant un problème, la 6e République ne valant que si elle est révolutionnaire - c'est-à-dire si elle s’inscrit dans mouvement profond de réappropriation par le peuple de sa puissance.

Un tel mouvement va bien au-delà d’une redistribution juridique des pouvoirs : il signifie une nouvelle répartition de la valeur économique, une évolution de la conception du travail humain, et une nouvelle mentalité quant à la place de la propriété privée. La 6e République peut s’inscrire dans cet élan, faire partie des éléments qui lui donnent corps, mais certainement pas suffire à le lancer.
Derrière les incantations à la 6e République, il est donc impératif de travailler en profondeur. Être clair sur le fait qu’il ne s’agit pas d’instaurer une nouvelle république, mais la République. Celle qui convient à des citoyens majeurs et souverains non seulement politiquement, mais aussi économiquement. Qu’il ne s’agit pas que de casser la logique des partis et l’intouchabilité des élus, mais de boucher les principaux canaux d’action du capital.
Et garder à l’esprit que le passage vers des institutions telles que nous les souhaitons n’adviendra pas lors d'un dépouillage d’urnes bien sage où l'on se parle poliment. Peut-être y aura-t-il de cela. Mais s’il cela advient, c’est que bien plus sera arrivé avant. C’est que le peuple sera, déjà, dans une configuration révolutionnaire. Et que l’idée de 6e République en tant qu’objectif à atteindre sera devenu obsolète ; ce ne sera plus qu’un outil au service d’un changement global de société.

Et si jamais l’Histoire produit ce changement d’institutions sans qu’il soit précédé et accompagné de cette poussée, si tout ce que nous promettons est la réalisation du fantasme chouardien d’une assemblée délibérante, même avec des députés inéligibles ensuite, même tirée au sort… Prenons garde. Il y a d’autres forces politiques qui ne rêvent que d'une remise à plat des institutions sans révolution. Ceux-là seront dans leur élément, celui d’un changement de direction du capitalisme dans le maintien de l’ordre social. Ceux-là nous volerons notre thème sans vergogne, comme ils nous ont déjà volé tous les autres quand nous ne les défendions pas de manière révolutionnaire.

Donc, pour conclure clairement, si nous ne promouvons pas une 6e République  réellement anticapitaliste avec tout ce que cela suppose comme discours sur les salaires et le travail, je ne donne pas un an au FN pour nous piquer le thème. 

Et ils s’en serviront d’autant mieux qu’ils ont une meilleure chance que nous d’accéder au pouvoir.



mercredi 20 août 2014

Dialogue avec mon Front

Billet également publié sur le blog Mediapart, ici 

Cher Front de gauche.

Il faut qu’on parle.

Je sais, ça ne fait jamais plaisir de se lever le matin pour trouver des reproches dans les céréales.  Oh, je sais que tu fais ce que tu peux, que tu n’es pas aidé, que les médias sont nuls. Je sais que l’été fut pourri, le printemps détestable et l’hiver mortifère.

Mais maintenant, il faut se reprendre. Lâche ta console. Enlève ces écouteurs et arrête de chantonner la Parisienne Libérée toute la journée. Et pour l’amour du ciel, lave cette écharpe rouge ! Tu ne l’as pas lavé depuis la marche de la Bastille en 2012. Elle sent le rance et la déception.

…Quoi, c’est dur ? Je comprends rien ? Non mais attends, tu crois que tu es le seul à être déçu ? Tu te voyais déjà menant la foule révolutionnaire en délire et au lieu de ça, tu as eu Hollande et les municipales. La belle affaire. On en prend tous plein la gueule depuis deux ans, tu sais. Alors quoi ? Tu fais quoi, maintenant ? Tu te remues le cul, ou tu te laisse couler ?

…Comment ça, retourner sur ton blog dénoncer l’extrême-droite ? Ah non, ça va pas recommencer… Je… Ecoute.

…Non mais je sais, no pasaran, tout ça… Mais oui bien sûr, je suis d’accord, mais…

…Ecoute un peu. Ecoute une seconde.

Tu ne peux pas. Ok ? Tu-ne-peux-pas.

…Mais… Non arrête, mon Front. Ce n’est pas une question d’honneur. Mais non, je ne suis pas en train de dire qu’il faut abandonner le terrain. Mais regarde les choses en face une seconde !

…Hein… ?

…Putain, mais arrête un peu ! Six pour cent ! Tu as fait six pour cents ! Et cette présidentielle qui t’avait tellement galvanisé ? Tu en avais fait onze ! Et pourtant tu es là, à réagir au quart de tour à toutes les offensives du FN, à vouloir le combattre sur tous ses terrains comme si vous étiez à armes égales !
Ca s’appelle du déni, ça, mon Front.

…Oui, je sais. Tu ne veux pas laisser les fascistes respirer. Super. Mais c’est ce que j’essaie de te dire : tu n’es pas en état de les empêcher de respirer. Leur poumon est devenu trop gros, ton lacet, trop fin. Tu t’épuises, Front. Regarde-toi ! Tu perds des kilo à vue d’œil !

Allez, arrête. Mange un peu. Dors. Lis tes livres. Sors un peu dans la rue ! Tu ne voulais pas  travailler un peu dans l’associatif ? C’est le moment !

…Attends, qu’est-ce que tu écris, là ?

…Ah non. Stop. Tu vas arrêter avec Ménard, Morano, et Sarkozy.

…Mais je m’en fous ! Bien sûr, qu’ils font n’importe quoi, bien sûr qu’ils défigurent la République et la laïcité et … Et… Merde, c’est la droite ! Et tu réagis à chacune de leur provocation ! Tu te rends compte à quel point ça joue en leur faveur ? Ils le savent très bien qu’en tant que parti de gauche à prétention intellectuelle, tu ne peux pas t’empêcher de pondre une dissertation à chacune de leur singerie pour montrer à quel point ils sont hors de tout raisonnement logique. Tu sais ce que c’est ? C’est de l’autosatisfaction à peu de frais ! Passer du temps et de l’énergie à démonter sérieusement la messe pro-corrida de Ménard, tu ne penses pas que c’est sombrer dans la facilité ?

…Hein ? Mais oui, réagis si tu veux. Mais par une blague. Un sarcasme. N’importe quoi qui ne légitime pas comme sérieux des clowns pareils. Et n’y passe pas une heure. Et n’en parle pas à la radio ! Les medias te laissent si peu de temps de paroles, et toi tu acceptes de l’utiliser pour parler des autres, toujours des autres !

Tu gâches tout.

Et tu sais, je vais finir par croire que ta famille a une mauvaise influence. Oh, Jean-Luc, je ne l’accable pas, il est dans un état pire que le tien depuis que Pierre lui a fait des crasses. Mais Raquel, Eric et Alexis, je suis désolé : ils sont complètement shootés. Si. Shootés au symbolisme.

…Ah si, je te jure. Non, mais arrête, moi aussi j’aime bien Jaurès et l’Internationale, de temps en temps ça détend, ça fait du bien, d’ailleurs tu me connais, je vais pas te chanter Ramona, hahaha.  Mais je t’assure que là, ça devient malsain.

…Mais parce que les gens s’en foutent !

…Si.

…Les jeunes encore plus.

…Bah à ton avis ? La précarité, la répression policière, la baisse des salaires, la fin des retraites… Oui, tu en parles. Ouais. Mais tu en parle autant que de la Commune de Paris. Si, les gens s’en foutent aussi, de ça. Et le résultat, c’est que tu mélanges dans ton discours quotidien de l’important et du symbolique. Du truc-qu’on-connait et du truc-qu’on-connait-pas-et-qu’on-s’en-fout. Et du déprécie ce que tu dis sur le sujet d’importance.

…Quoi, la Marine ? Bah la Marine, pendant ce temps, elle parlait des radars sur la route pour dire qu’elle était contre. Ah mais ouais, c’est poujadiste. Mais comparé à toi qui parlais, pendant tout juillet,  que de l’anniversaire de la mort de Jaurès ? A ton avis, lequel des deux discours paraissait le plus se soucier de la vie quotidienne des gens ? Indépendamment de l’opinion émise sur le sujet ?

C’est ça que j’essaie de te dire. Oublie les symboles pendant quelques temps. Reconcentre-toi. Arrête de penser que tu peux les combattre partout tout le temps, tu n’en as pas encore l’énergie et ils ne t’en laisseront pas le temps de paroles.

Tu as tellement de points forts. Tes prédictions sur la conjoncture, toutes réalisées. Les intellectuels proches de toi. La générosité de ton discours. Sa synthèse entre écologie et socialisme. Maintenant, travaille le fond. Travaille le terrain, petit bout par petit bout, et consolide tes conquêtes. Choisis-toi un champ de bataille où ces forces sont plus susceptibles de jouer en ta faveur – au hasard, le net, et concentre tes forces dessus. Ne te vends pas aux médias traditionnels ; si tu es invités sur un plateau télé où tout le monde insiste pour parler du retour de Sarkozy, tu claques la porte et tu postes une vidéo sur youtube.

Et nom de dieu, arrête avec cet air de chien battu, on dirait que tu as intériorisé ton éternelle défaite !  Rien n’est encore joué, rien n’est jamais joué. C’est juste un nouveau round qui commence.

Et comme d’habitude, ce n’est pas un dîner de gala.


PS :

mardi 20 novembre 2012

Frédéric Lordon

Frédéric Lordon parle un français précieux, drôle, et à peine hermétique pour peu qu'on prenne la peine de l'écouter jusqu'au bout - un ton auquel peu d'économiste du CNRS nous avait habitués. Mais cet économiste-là, un des derniers de l'école régulationniste, fait partie des "Atterrés" et s'est fait une spécialité, dans les médias,  d'expliquer les failles profondes du système bancaire actuel. Dans des détails parfois arides, je vous l'accorde, mais absolument nécessaires.
Pour ses travaux plus confidentiels, Lordon interroge, sur des points plus philosophiques, la psychologie qui se cache derrière la conception néolibérale du travail, et la façon dont elle articule les passions des employeurs et celles des employés (petit coup de coude à mes camarades du milieu de l'édition.)

Ouvrages :



Conférences :

Invité de l'émission "Ce soir ou jamais" - Sur la faillite du système bancaire


Etat de décrépitude de la zone Euro


Invité de l'émission "D@ns le texte" sur Arrêt sur image - Sur Spinoza et Marx


Bernard Friot

Bernard Friot est un sociologue, proche du PC, qui a consacré ses recherches à la façon dont la société conçoit et finance salaires, investissements et retraites. Ses réflexions, fascinantes, remettent en cause des conceptions apparemment gravées dans le marbre et dessinent ce que serait un système non-financiarisé...

Ouvrages :


Conférences :

Salaire à vie - Un salaire, pas un revenu

Salaire à vie - Pour en finir avec le chômage



jeudi 25 octobre 2012

L'aviation de réserve du capitalisme

Octobre 2012 aura été le mois des volatiles.

Je ne parle pas du piaf parisien moyen, roucouleur et pondeur d'oeufs même pas coque dans mes pots de fleurs. Lui, il fait ce qu'il peut. Je ne parle pas non plus de la volaille poulaillère que la femme de Manuel Valls a fait intervenir rue de la Roquette pour déloger sans plus de raison que cela les SDF qui salissaient son trottoir. Je parle de ce petit coup de bélier que les ultralibéraux ont mis dans la porte de l'Etat en utilisant comme chair à canon un petit groupe d'auto-entrepreneurs mentalement lobotomisés.

Rappelons les faits : suite à une rumeur faisant état d'un projet gouvernemental de taxation des plus-values, une agence de com de droite, dont je soulignerai par pure gourmandise qu'elle est fiscalement domiciliée hors de France, a lancé sur le net le buzz des entrepreneurs "geonpis" qui est le verlan de "pigeon", ce qui prouve bien que ce sont des gens modernes. Puis le net a pris le relai. Une certaine twittosphère constituées d'auto-entrepreneurs aussi ingénus qu'inféodés à la niche fiscale qui conditionne leur statut a pris le relais, suivis du Medef qui, sur les media généralistes, en a joui gravement. La suite, vous la connaissez : le gouvernement a reculé avant même d'avoir fait mine d'avancer.

Je ne m'étendrai pas sur l'ahurissant message de faiblesse que notre Etat "de gauche" a ainsi fait parvenir au grand capital.

Ce qui est intéressant ici, c'est comment des gens fiscalement précaires comme les auto-entrepreneurs ont été amenés à défendre leur précarité bec et ongles, avec comme seul justification morale une prétention à être plus malins et talentueux et courageux que tous les autres.
Ou comment le rêve de trente-mille glandus qui se fantasment en Steve Jobs entretient la machine à exploiter.

Notez que ce n'est pas nouveau du tout, du tout. Souvenez-vous , au XIXe siècle...

Ben quoi ? Vous pensiez pouvoir venir squatter ma poche intérieure et échapper à la séance diapo de rigueur ? Raté.

Donc, au XIXème siècle, le mode de production dit "capitaliste" établit définitivement sa domination sur l'Europe et l'Amérique. Ce n'est pas par l'échelle de la production ni par la marchandisation que la nature de ce mode de production social diffère des anciens, mais par la nature des relations entre ses acteurs. En effet, la marchandisation existait déjà depuis longtemps - de nombreuses places de marchés où s'échangeaient aussi bien des denrées que des titres bancaires existaient déjà depuis deux bons siècles.
Non, ce qui est nouveau avec le capitalisme, c'est la création d'un marché du travail, où désormais les offreurs de force de travail (les ouvriers) seraient mis en relation avec les demandeurs (employeurs) dans le même esprit qu'un vendeur de choux négociait avec un acheteur de choux sur le marché des choux, c'est-à-dire en postulant leur égalité humaine et juridique. Là où la féodalité organisait les rapports de production hors de la négociation marchande (on travaillait pour le seigneur parce qu'il était le seigneur et pas pour un salaire), les révolutions inspirées des Lumières, en déclarant les individus égaux, permettent la création d'un marché du travail.

Bien. Jusque-là, rien à redire en théorie sur un monde où des individus égaux négocient entre eux pour établir une relation contractuelle consensuelle qui porte les intérêts de chacun sans nuire à ceux de l'autre.

Sauf que dans les faits, ça a été un massacre. Remplacer le mot "inégal" par le mot "égal" dans un contrat fait sans doute plus joli, ça n'a pas suffit cependant à effacer la dure réalité : il y avait d'un côté des types affamés qui mourraient dans la semaine s'ils ne prenaient pas le premier boulot, et de l'autres des gens souvent héritiers des anciennes fortunes aristocrates ou constituées à l'époque de la féodalité qui pouvaient se passer des premiers au besoin. Il n'y a jamais d'égalité dans la négociation  entre travail et capital, parce que le capital peut patienter des semaines ou des mois avant d'être rentabilisé alors que le travail, lui, doit manger et nourrir ses enfants tous les jours.

Quel rapport avec les pigeons, me diriez-vous ?

Celui-ci : le système décrit ci-dessus a la formidable propriété de faire croire au travail qu'il joue son intérêt. Le travailleur est juridiquement égal à l'employeur et par conséquent, tout le reste est sensé être affaire de choix et d'habileté personnelle. Si vous n'y arrivez pas, vous devez réessayer et surtout ne jamais remettre en question le cadre de cette compétition parce qu'après tout, vous avez l'égalité ! Que voudriez-vous de plus ?
Les jeunes d'aujourd'hui ont tellement intégré leur précarisation qu'ils ne songent même plus à lutter contre. Leur malheur présent est gravé dans le marbre et seul leur reste, pour se consoler, un hypothétique lendemain vengeur où, enfin, leurs efforts paieront, leur génie sera reconnu et leur compte en banque mieux rempli. Une sorte de crédit sur l'ambition, en somme, qui viendrait engraisser le reste des crédits sur lesquels nous vivotons aujourd'hui.

Au XIXème siècle, les ouvriers ont appris à la dure que leur isolation sous prétexte d'en faire des acteurs économiques indépendants et égaux, et leur mise en concurrence individuelle, n'avait abouti qu'à leur mise en esclavage pure et simple. Il a fallu la destruction des jours fériés, la généralisation du travail des enfants et les déportations massives de main-d'oeuvre selon les besoins des producteurs pour qu'ils s'en rendent compte. La culture de l'auto-entrepreneur d'aujourd'hui, résultat de l'inculture historique et politique crasse de la génération dite "Y", est en train de reproduire le même schéma.

Donc à tous ces types qui ne veulent pas participer aux efforts collectifs et qui ne rêve que d'être le seul mec sur cent qui s'en sortira, souvenez-vous d'une chose. En face, les riches ont une stratégie de classe. En face, ils se serrent les coudes. En face, ils ont lu et très, très bien compris Marx.

Et si un jour ils vous acceptent en leur sein, ce ne sera jamais pour votre génie ils s'en moquent, mais ce sera toujours par gratitude d'avoir trahi les vôtres.





mercredi 17 octobre 2012

La nuit ne fait que commencer...


Il y a des matins qui n’en sont pas vraiment.

Il y a des matins où il fait sombre, des matins où la journée qui s’annonce a des allures de nuit blanche à venir.  

Des matins où il faut tomber du lit à six heures pour aller se faire opérer de ce corniaud de ménisque, et s’y être préparé depuis une semaine de rend pas l’expérience plus joyeuse.

Et il y a des matins où une nouvelle dont  vous, et tant d’autres, aviez prédit l’arrivée depuis deux ans débarque sur vos flux RSS et vous n’avez rien pu faire, ni vous ni les autres, pour que cela n’arrive pas.  
Des matins où on lit que le gouvernement grec issu des élections de juin a avancé l’idée d’évacuer ses îles de moins de 150 habitants – pour pouvoir vendre les dites îles au secteur privé.

Un gouvernement issu du suffrage universel considère l’idée de vendre des parcelles de son territoire national aux investisseurs privés, et d’en déporter ses habitants.

C’est possible. C’est en Europe. C’est en Grèce. 

Je pourrais faire un laïus sur la stratégie du choc et l’utilisation par les capitalistes du coma économique de la société grecque pour démembrer la dernière mission régalienne qui lui restait, celle de préserver l’intégrité du territoire national – ce qui est le rêve ultime des ultra-libéraux : avoir enfin leur pays à eux, sans Etat.
Sur le mépris, l’immense et cosmique mépris dont il faut faire preuve envers l’idée même de peuple et de démocratie pour oser même proposer cette éventualité.
Je pourrais ironiser sur cette obsession délirante d’éviter la faillite de la Grèce, quitte à détruire la Grèce.

Mais ce qui me saute aux yeux, plus que jamais, c’est l’effondrement complet et transversal d’un mythe. Le gouvernement Samaras est issu du suffrage universel, en tant que tel porteur de la « Volonté nationale » et sensé porter les intérêts de son peuple. Hors il conçoit la possibilité de détruire son propre pays. Cela doit nous imposer deux conclusions.
Premièrement, le gouvernement représentatif n’est pas la démocratie et nous vivons dans un mensonge depuis deux cents ans. Il n’y  rien de tel que la « volonté nationale » portée par une assemblée d’élus, à moins qu’on ne conçoive que la nation puisse vouloir explicitement s’autodétruire. La volonté nationale, si une telle chose existe, s’exprime directement par le peuple assemblé, ou ne s’exprime pas. Aujourd’hui, elle ne s’exprime pas. Ni en Grèce, ni en France, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en Italie, ni aux Etats-Unis.  La tenue d’élections est une illusion – on n’y choisit pas nos lois, on y choisit nos maîtres, ceux qui pendant cinq ans auront quartier libre pour faire ce qu’ils veulent, sans aucune possibilité de contrôle par nous.  Je dis bien aucune, car il est bien évident qu’après l’échec du vote de 2005 sur le traité constitutionnel européen, plus jamais un gouvernement représentatif ne prendra le risque de refaire voter quoique ce soit d’important par un référendum populaire.

Deuxièmement, il va bien falloir ouvrir les yeux sur la nature de l’agression qui frappe nos pays les uns après les autres. Un pays, la Grèce, fait face à des gens prétendant avoir des droits sur elle et sur ses finances. Elle est obligée de se rationner pour faire face. Sa population crève de trouille et de haine, son gouvernement répond par la torture policière d’une main (oui, ça a commencé) et par la montée des ligues fascistes de l’autre. Et toujours dans le cadre de cette confrontation, ce pays finit par perdre du territoire par déporter ses habitants. 

Comme il s’agit, non pas d’un pays étranger, mais d’intérêts  financiers privés qui agressent par gouvernements vassaux interposés (Allemagne et France) des collectivités non marchandes détentrices de bien commun, je pense que je pourrais parler de lutte des classe. Mais la lutte des classes, c’est ringard, hein ? Ça n’existe plus, pas vrai ? Même Fleur Pellerin le dit. Donc je ne vais pas dire « lutte des classes ».

Vous pouvez vous boucher les oreilles et continuer d’appeler ça une « crise économique ». 

Moi, je vais commencer à parler de guerre.