vendredi 21 septembre 2012

Conspirationnalisme

Je vais faire une confidence que mon arrogance naturelle de sciences-potard n'aurait jamais cru devoir faire un jour.

Je comprends enfin les conspirationnistes.

Depuis que je suis en âge de glisser des petits papiers dans des urnes, j'ai dû supporter les avances bizarres de ces théories paranoïaques et délirantes, énumérant les raisons pour lesquelles les américains n'ont pas marché sur la lune ou pourquoi les illuminati ou les hommes-reptiles ou les deux dominent le monde en secret. Je n'y ai jamais accordé crédit, et ce n'est toujours pas le cas. Mais surtout, je n'ai jamais compris comment de pareilles élucubrations pouvaient germer dans des esprits humains adultes.
L'oeuvre de fous, pensais-je.
Pendant mes études supérieures, qui est le moment où mon milieu social termine pour de bon de modeler le mépris de classe chez sa progéniture, on me fit comprendre que ces histoires naissaient naturellement au sein de ce pauvre peuple inculte qu'il nous appartenait de diriger.

En d'autres termes, pourquoi perdre du temps à essayer de trouver des raisons cohérentes aux delirium tremens de la cohue des moutons ? Ils sont analphabètes, méchants et laids. Si ça se trouve, certains d'entre eux n'ont même pas lu Machiavel.

L'argument de la stupidité pré-postulée des tenants de la thèse était évidemment très confortable pour des gens comme nous, qui avions tout de même autre chose à faire (comme, je vous le rappelle, apprendre par coeur le texte de l'ex-future Constitution européenne.) Et puis, comme nous étions tous raisonnablement de gauche, cela nous permettait de ne pas avoir à regarder dans les yeux la preuve la plus flagrante de notre échec intellectuel.

Car la gauche avait abandonné la pensée matérialiste depuis les années 80, c'est-à-dire, oh, trois fois rien : juste le squelette de toute pensée critique un tant soit peu efficace du capitalisme. Des notions qu'aucun militant ne pouvait ignorer dans les décennies précédentes. Des notions comme la solidarité de la classe dominante, la tendances naturelles de tout pouvoir à tester ses limites - et surtout, la totale vanité qui consiste à attendre des individus un comportement vertueux dans le cadre d'un système qui pousse au vice. Or, malheureusement, ce n'est pas parce que vous arrêtez de parler des problèmes que ceux-ci disparaissent. Les souffrances et les escroqueries dont les peuples étaient les victimes ont continué, simplement les nouveaux arrivants qui tentaient de protester contre elles ne savaient plus les nommer. Avec la perte de vitesse du marxisme et de sa terminologie, complexe mais si utile pour conceptualiser les problèmes posés par l'ordre social conservateur, les jeunes se sont retrouvés verbalement désarmés pour comprendre ce que le libéralisme était en train de leur faire subir.

Les théories du complot ne sont que des tentatives maladroites et infantiles de ré-identifier la lutte des classes.

Elles sont maladroites parce que si les conspirationnistes subodorent bien que le fond du problème est l'agressivité d'une classe dominante, solidaire, manipulatrice et consciente de ses intérêts, ils ne parviennent pas à l'intégrer dans un système économique général complexe parce que cela demande une longue réflexion sociologique et économique - et ils se bornent à s'agiter sur les manifestations les plus spectaculaires de cette solidarité de classe. Elles sont infantiles parce qu'elles s'arrêtent généralement au spectaculaire et spéculent des scénarios, certes très appréciables d'un point de vue de romancier, mais d'assez mauvaise facture de celui du réalisme politique.

Je ne parle même pas des théories les plus fumeuses et des canulars comme celui des hommes-reptiles (alors que, avouons-le, ce serait singulièrement cool si c'était vrai.) Je pense aux faits avérés que les conspirationnistes montent en épingle comme s'ils étaient la clé de notre soumission. Or, autant les contestataire sérieux peuvent sans trop de problème se différencier des andouilles qui hurlent aux Illuminati et aux aliens, autant l'insistance puérile de ces mêmes conspirationnistes sur la Trilatérale et le groupe de Bilderberg nous a fait beaucoup beaucoup de mal. Tellement de mal, en fait, que ces maladresses ont bien failli être le coup de grâce médiatique de toute pensée critique sérieuse du système.

Aujourd'hui, et c'est malheureux, les gens de gauche doivent dépenser une somme d'énergie folle pour arriver à parler de l'existence de la stratégie de la classe dominante sans qu'on leur renvoie systématiquement le conspirationnisme à la tronche. Quand il s'agit de critiquer l'agenda caché du FMI, ou les discussion à porte close de la Commission Européenne, on doit s'y prendre avec des pincettes. Alors qu'il me semble que l'existence du FMI et de la Commission, ainsi que l'opacité de leurs délibérations, sont raisonnablement établies. Répétons-le, il y a deux erreurs à ne pas faire en matière de complot : en voir partout, et n'en voir nulle part. La preuve en est que que certains complots échouent et finissent par être mis au grand jour. 

Parce que bien sûr, Bilderberg et la Trilatérale existent. Tout comme le dîner du Siècle à Paris existe. Mais si ce n'était pas le cas, les problèmes ne seraient-ils pas les même ? Le système actuel produit et reproduit naturellement une classe oligarchique qui concentre les pouvoirs économiques et politiques, et qui assure sa cohésion par des mariages, des écoles privées pour les enfants et des lieux de vacances communs. Le plus étonnant serait plutôt que n'existât pas, dans un tel contexte, de lieu de rencontre entre ses membres.

Une critique sérieuse, qui nous permettrait de concevoir une alternative au système, ne peut qu'être systémique et matérialiste. Certes, il y a des complots. Il y a des discussions ourdies, loin des oreilles du peuple, pour le manipuler : il n'y a qu'à lire les témoignages des compagnons de Bonaparte, de Thiers, ou l'histoire de Vichy pour s'en rendre compte.  Mais s'attarder à s'indigner sur le manque de vertu de ces comploteurs n'est qu'une perte sèche d'énergie. Ils sont les produits naturels d'un système qui pervertit irrémédiablement ceux qui, même avec les meilleures intentions du monde, acceptent d'y occuper une place de pouvoir. Les gouvernants ne sont jamais meilleurs que le système qui les encadre. Ou, pour citer Saint-Just accusant la monarchie, nul ne peut régner innocemment. Et de la même manière que le roi ne pouvait représenter l'intérêt général, non pas à cause de sa mauvaise nature, mais bien parce que la fonction de monarque qu'il remplissait était nuisible, nous ne pouvons attendre d'institutions iniques qu'elles produisent autre chose que des hommes iniques.




mardi 4 septembre 2012

Responsabilités des honnêtes gens responsables


Allez, réveil, alarme, frappage du réveil, deuxième alarme, redressement, posage de pied par terre, essuyage des crottes de yeux.

Douche. Café.

Ouverture de porte. Pluie.

Rentrée.

Je ne sais pas pour vous, mais j'ai l'impression d'avoir plané au-dessus de l'été. Sans faire exprès, comme si le net avait pris une grande respiration après les élections. On se ressource, on lit, on prend le temps d'approfondir ce qu'on pense déjà savoir. On prend de la distance, avec l'espoir un peu vain que le reste du monde fasse la même chose.

Bien sûr, le reste du monde s'en fout. Il continue.

Vous aurez donc la traditionnelle vilaine déception des septembre post-présidentielle. Je pense à tous ces braves gens qui pensaient sincèrement que le changement ce serait maintenant, et qui rentrent de vacances sous une pluie de traités européens Merkozy et d'évacuation de camps de roms. Et plutôt que de faire du hollande-bashing, même si ça me démange un peu, je voudrais en profiter pour revenir sur ce qu'est traditionnellement le centre-gauche dans notre pays.

J'en ai déjà parlé une ou deux fois ici, et sans aller jusqu'à dire que la gauche modérée française était, selon la formule consacrée, la voiture-balai du capitalisme, mon analyse en faisait au moins le plumeau.

Il se trouve que j'ai peut-être été un peu soft. Voici pour me faire pardonner une petite Histoire.



Il était une fois un royaume qui s'appelait la France et qui était couvert de dettes. Tellement couvert de dettes que la faillite menaçait. Il faut dire que le roi de France, un brave con nommé Loulou XVI, s'était adjoint un ministre des finances qui s'appelait Necker, un suisse qui dans le civil faisait banquier, ce qui lui avait permis de prêter lui-même à l'Etat dont il dirigeait les finances - à hauteur de 14% de la dette totale du pays.

Je sais, ça vous rappelle quelque chose. Ne vous laissez pas déconcentrer.

Donc monsieur Necker organise la dépendance de l'Etat vis-à-vis de ses créanciers, et souffle au roi Loulou que le seul moyen de renflouer les caisses serait de lever de nouveaux impôts - parce que sinon, il faudrait faire défaut et que monsieur Necker a un intérêt personnel à ce que ça n'arrive jamais.
Oui, mais le roi, même absolu, ne peut pas lever de nouveaux impôts sur le petit peuple - pour la bonne raison qu'il n'y a plus rien à sous-tirer au petit peuple déjà écrasé par des taxes féodales. Il faut donc prendre de l'impôt aux plus riches: les notables (c'est-à-dire les bourgeois, théoriquement du Tiers-Etats mais dont le niveau de vie s'était rapproché de celui de la noblesse), et les aristocrates.

Les notables et les aristocrates refusent et exigent la tenue d'Etats généraux, seuls capables, selon eux, de voter de nouveaux impôts. Chacun fait son petit calcul : les aristocrates, qui ont été mis au placard du pouvoir depuis Louis XIV, y voient l'occasion de revenir aux affaires en imposant des trucs au roi Loulou XVI. Les notables, eux, qui en ce début de révolution industrielle sont déjà les principaux créateurs de valeur du pays, y voient enfin l'occasion de s'emparer d'un rôle qu'ils estiment leur revenir légitimement : celui de nouveaux privilégiés d'un nouveau système.

Mais pour le moment, les notables et un certain nombre d'aristocrates sont alliés de circonstance : pour accomplir les ambitions des uns comme des autres, il faut d'abord limiter le pouvoir du roi et imposer, comme les anglais l'ont fait un siècle plus tôt, un texte juridiquement supérieur à la volonté royale. Une constitution.

La première révolution, celle de 1789, est le résultat de cette ambition. Elle a vocation à limiter le pouvoir du roi au profit de ceux qui possèdent réellement les moyens de production du pays (on ne dit pas encore beaucoup "capitalistes" mais ça va venir.) Contrairement à un préjugé répandu, elle n'a pas du tout du tout ni la vocation de devenir une république, ni de devenir une démocratie. L'assemblée devrait être élue au suffrage censitaire, c'est-à-dire qui filtre les électeurs : ne peuvent voter que ceux qui gagnent un certain montant d'argent, assez haut pour que seul l'exploitation d'une manufacture ou la rente foncière puisse le fournir.

Pourquoi ce refus de démocratie ? Parce que les révolutionnaires de 1789 ne sont, justement, pas du tout démocrates. La citation la plus éloquentes à ce sujet vient de l’abbé Sieyes :

“Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-même la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet Etat représentatif ; ce serait un Etat démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants.” (Discours du 7 septembre 1789)

Vous aurez naturellement tendance à penser qu'ils se sont méchament plantés : après tout, ne sommes-nous pas aujourd'hui en démocratie ?
Alors, scoop : si vous pouviez remonter dans le temps pour décrire notre régime représentatif à un intellectuel du XVIIIe siècle en le caractérisant de démocratie, il vous rigolerait au nez et vous répondrait que ce que vous décrivez, le régime électorale représentatif, est tout sauf une démocratie, et que le terme "démocratie indirecte" est une fumisterie. Une démocratie est un régime où l'assemblée des citoyens vote elle-même ses lois, et où les responsables sont tirés au sort parmis les citoyens.

Point barre.

Quand vous vous bornez à élire des gens qui décident pour vous, ça ne s'appelle pas "démocratie". Tous les hommes instruits au XVIIIe siècle savent cela.


Ca s’appelle une aristocratie représentative (aristocratie, étymologiquement : “gouvernement des meilleurs” et l'élection est justement le moyen d'identifier les meilleurs). On fait en sorte que le petit peuple n'ait surtout pas accès à l'Assemblée. On le fait intentionnellement.

Vous me direz que le petit peuple, de son côté, ne reste pas inactif. C'est vrai, le vulgus, lui, y croit pas mal, à cette révolution. D'abord parce que les notables en question savent bien lui parler : supprimer les privilège, la dîme versée aux curés, la gabelle... Il est tellement accablé, le peuple, que la simple promesse de lui retirer certaines des injustices dont il souffre suffit à le ranger du côté des bourgeois qui, selon les mots de l'historien Henri Guillemin, vont l'utiliser comme "bélier". Et puis il faut dire que parmis les élus du Tiers-Etats à l'Assemblée, il y a quelques gêneurs, des types qui croient vraiment qu'ils sont là pour défendre les petites gens.

Ce sont ces types-là, Robespierre à leur tête, qui vont embordéliser le petit plan raisonnable des notables. Il faut dire que Robespierre veut un suffrage universel. Il veut l'abolition de l'esclavage, le droit de vote pour les femmes, l'abolition du statut des juifs, celle aussi, à terme, de la peine de mort.... Et des lois sociales. Droit de se réunir entre travailleurs, une protection sociale, tout ça. Et ce n'est pas du tout sur la feuille de route des notables. Ca va leur casser leurs profits et produire des Assemblées imprévisibles.
La deuxième Constitution, celle de l'an I qui contient des innovations comme les droits économiques, une ébauche de possibilité de référendum, le droit et devoir d'insurrection et l'abolition de l'esclavage, ne sera jamais appliquée et un combat mortel opposera les Jacobins(extrême gauche) et les Girondins (gauche modérée) que ceux-ci finissentpar gagner, quand, en guillotinant à tour de bras et faisant passer les jacobins pour responsables, ils arrivent à retourner l'opinion parisienne contre eux.

Ce sont ces beaux girondins, peints par les livres d'Histoire comme si républicains, qui n'auront aucun scrupule à devenir ensuite bonapartistes, avant de fêter le retour de la monarchie en 1815 en la personne du frère de Loulou XVI.

C'est une question d'opportunisme et de lutte des classes. Entre la bourgeoisie et l'aristocratie, d'abord. Entre la bourgeoisie et le prolétariat ensuite. Ce n'est jamais une queston d'idéologie.

Le problème, c'est que les gens n'oublient pas facilement. Beaucoup de monde gardera en mémoire les avancées qui avaient failli se faire en 1793. Beaucoup de gens se souviendront des trahisons de Danton et Mirabeau, symptomatiques de la mentalité égoïste qui animait les bourgeois de l'époque. Et au fil du XIXe siècle, il n'y aura pas une seule insurrection qui manquera de s'y référer. En 1830 puis en 1848, les ouvriers révoltés osant réclamer l’application des principes de 1793 seront écrasés avec suffisemment de violence pour que l'envie de revendiquer leur passe pour une vingtaine d'année.

Ce qui nous amène à 1870.

Cette guerre-là est survolée très rapidement dans les livres d’histoire, en général. Une heure à tout péter dans une année de programme scolaire. On apprend que Napoléon III était bête, qu'il a voulu faire la guerre aux Allemands, qu'on a perdu, qu'il y a eu une révolte à Paris et hop, on est redevenu une république.

Pourtant, ce qui s'est passé là préfigurait déjà la mentalité bourgeoise qui nous vaudrait une nouvelle humiliation par les allemands soixante-dix ans plus tard. Et ce péché originel a stygmatisé le centre-gauche pour tous le reste de son existence.

En 1870, le Second Empire a depuis quelques années pris un tournant libéral. Les ouvriers ont presque le droit de se syndiquer. Les milieux populaires grognent. Les élites françaises, qui n'ont pas envie de passer leur temps à fusiller elles-même leur main-d'oeuvre, décident qu'une petite guerre pourrait être utile et détourner l'opinion publique vers une grande cause nationale un peu plus raisonnable que des avancées sociales. La prusse devrait être une proie facile. Par l'intermédiaire de l'Impératrice, on pousse Napoléon III à s'embarquer dans une guerre pour laquelle il n'est au début pas très chaud.
L'empereur avait du nez. L'humiliation de l'armée Française, encerclée à Sedan, est totale. Napoléon III lui-même est fait prisonnier.

Mince alors. Il y a maintenant un vide de pouvoir. Les notables n'avaient pas du tout prévu ça, et voient les milieux populaires les plus politisés, qui réclament depuis longtemps la république, sur le point de se saisir de l'occasion. Les notables gagnent alors du temps... en instaurant eux-même la république. Mais une république qu'ils maîtrisent, ayant pris de vitesse ceux qu'on appelle déjà les "socialistes". Une république transitoire, qui ne bouscule personne - on l'appellera le gouvernement des Jules, parce que ses cinq dirigeants du gouvernement transitoire s'appelaient tous Jules.

Pendant ce temps, on fait élire en catastrophe une Assemblée dans le pays. Cette Assemblée n'a, officiellement, qu'un seul mandat : décider, ou non, de la paix avec les Allemands.
Or... c'est là qu'est l'os. Les conservateurs ont vu la capture de l'Empereur, ont compris que le pouvoir impérial parti et l'armée occupée avec les Prussiens, les socialistes avaient toute latitude pour installer leur version de la République (avec lois sociales et tout ce qui va avec). Ces messieurs, et avec eux les généraux de l'armée, ont donc presque immédiatement déclenché des pourparlers de paix. Un maréchal retranché dans l'Est de la France va même jusqu'à offrir sa reddition à Bismarck s'il le laisse marcher avec ses hommes sur Paris pour y maintenir la populace sous contrôle. A ce moment-là, l'armée française a encore de la ressource. Gambetta a regroupé une armée à Tours et peut briser facilement le siège de Paris.

Pourtant les conservateurs vont couler son initiative, et échanger Strasbourg et Metz contre une paix rapide avec Bismarck.

Pendant ce temps-là, les parisiens se battent encore, croyant réellement que le gouvernement essaie de gagner la guerre. Mais les généraux ne poussent pas leurs offensives, s'arrangent même pour qu'elles échouent.

Ce qui permet de présenter aux électeurs les conservateurs comme les agents de la paix, et les vrais républicains comme des jusqu’au-boutistes forcenés.

C'est donc une chambre à large majorité royaliste qui est élue, avec à sa tête l'artisan de toutes ces magouilles : Adolphe Thiers.

Là, je fais ma passerelle avec le centre-gauche. Thiers a longtemps été royaliste. Pourtant, en 1870, il est devenu républicain. Pourquoi ? Parce que Thiers a une ambition : être une fois le chef de l'Etat français avant de mourir. Or, s'il ne peut pas devenir roi, il peut devenir Président de la République. De sa république. Une république conservatrice, où le peuple est soumis et où les possédants peuvent posséder tranquillement.
Thiers va s'acheter une conduite auprès des royalistes en écrasant dans le sang la "révolte"* de la Commune de Paris, utilisant une armée consituée de prisonniers de guerre libérés pour l'occasion par les Prussiens et ayant l'avantage de n'avoir pas été au contact des idéaux socialistes - il faut dire que les premiers soldats que Thiers avait envoyés avaient fait défection.

Une fois la sale besogne exécutée, Thiers va ensuite s'employer à convertir les conservateurs à la République. Pour cela, il a un argument imparable : la République avec régime électoral représentatif est, selon lui, un bien meilleur moyen de contrôle de la masse des travailleurs que la monarchie. La monarchie, c'est le pouvoir résultant de la volonté d'un seul homme : il peut être converti, contesté, délégitimé. Alors qu'une assemblée républicaine est incontestable : elle représente la volonté nationale. Même si la majorité n'a que 51% des voix. Et en plus, l'expérience montre que le peuple encore principalement rural vote très sagement comme on lui dit de voter et porte d'honnêtes notables au pouvoir.

C'est ainsi que les conservateurs vont virer leur cutie et devenir pro-république. Sauf que ce retournement de veste est difficile à vendre auprès de l'opinion publique. il faut masquer le conservatisme économique en faisant semblant d'être progressistes sur d'autres chapitres.

C'est là que l'Eglise catholique, dont l'influence baisse à une vitesse relativiste auprès du peuple, va devenir très utile. On va donc voir à la fin du XIXème siècle les Républicains modérés devenir violemment anticléricaux, et entretenir ainsi la confusion auprès des électeurs de gauche et de leurs rivaux socialistes.

Loin de moi l'idée de regretter le dégommage de curé qui a prévalu à cette époque : les calotins l'avaient largement mérité, et le retournement de l'opinion contre eux est le résultat de centaines d'années d'oppression du petit peuple. Les bourgeois de centre-gauche n'ont fait qu'en profiter. Mais il est important de ne pas se faire d'illusion sur leurs véritables intentions, qui n'étaient pas d'émanciper le peuple des curés, mais simplement de les remplacer par des instituteurs, qui doivent, selon les propre mots de Jules Ferry :

“Enseigner la bonne vieille morale de nos pères pour affranchir les ouvriers du joug de leurs passions et de leurs instincts” (c’est à dire leur apprendre à ne pas sortir dans la rue pour égorger leur patron au prétexte futile qu’ils aimeraient pouvoir manger de temps en temps).
Et la plus belle :
“Vous devez inculquer à vos élèves, en un temps où tant de passions et d’utopies font appel aux vains rêves, aux folles convoitises, cette idée qu’il y a, dans les choses humaines, des réalités plus fortes que les volontés humaines, des nécessités qui tiennent à la nature même des choses : que l’humanité est dirigée non par le caprice, mais par la science(…) Alors ne craignez pas d’exercer cet apostolat de la science, de la droiture et de la vérité, qu’il faut opposer résolument, de toutes parts, à cet autre apostolat, à cette rhétorique violente et mensongère (…) cette utopie criminelle et rétrograde qu’ils appellent la guerre de classe !” (Discours de Jules Ferry à la Sorbonne, lors de la séance d’ouverture des cours de formation des professeurs le 20 novembre 1892)

On ne fait pas plus clair. Ce qu’il y a dans le colimateur de Jules Ferry, ce n’est pas tant l’Eglise. L’anticléricalisme est un prétexte. Non, ce qu’il y a d’important, c’est de lutter contre l’émergence des idées socialistes au sein du peuple. Ces idées qu’on avait horriblement réprimées lors de la Commune de Paris. Ces idées qui pour le moment n’ont accouché d’aucune dictature soviétique qui pourrait servir de cache-misère. Ces idées dont le seul crime à ce moment-là est de bousculer ce que ces honnêtes gens s’entêtent à appeler “l’ordre naturel des choses”, à savoir la priorité du droit de propriété sur tous les autres. À cette époque, ils le disent, tous, explicitement. Ils en ont tellement peur que beaucoup de députés de droite et de gauche modérée espèreront la guerre pour “éliminer le trop-plein de population ouvrière.” La Commune les a terrifiés. Entre 1880 et 1914, ils ne pensent qu’à une chose : faire barrage à l’ambition des socialistes d’instaurer un impôt sur le revenu.

Je parle toujours de la gauche modérée, pas de la droite.

On oublie vite ces trahisons. Parce que la stratégie qui consiste à racheter sa virginité régulièrement en compensant un conservatisme économique par un progressisme sur les affaires de moeurs marche toujours aussi bien. Faire de l’anticléricalisme à la fin du XIXe pour ne pas avoir à parler de l’impôt sur le revenu. Promouvoir le multiculturalisme dans les années 80 pour cacher la mise en solde de l’Etat par des privatisations odieuses. Promouvoir la parité et le PACS pour cacher la complaisance avec le patronat dans les années 2000. Parler du mariage gay aujourd’hui alors qu’on s’apprête à hypothéquer ce qui nous reste de souveraineté économique en ratifiant un traité européen honteux.

Il est important de comprendre que, si les lois sociales et la reprise en main économique demandent du courage et des sous, la libéralité sur la morale ne coûte rien - il n’y a qu’à laisser la société faire seule son travail d’évolution et se raccrocher au train. D’ailleurs, au moindre signe que la société n’est peut-être pas à cent pour cent derrière, vous voyez les chevaliers blancs du PS faire immédiatement marche arrière.

Je ne suis pas en train de dire que la droite pure et dure ne serait pas pire. Par contre, je soutiens que la gauche modérée au pouvoir pose au corps social un problème qui lui est spécifique : elle programme notre inaction politique en nous donnant, par ses multiples déguisements, l’impression que la lutte est finie. Alors que si nous avions deux sous d’honneteté, nous serions actuellement en train de lutter contre le gouvernement actuel avec presque autant d’acharnement que contre l’ancien, parce que sa politique, pour le moment, a changé d’à peine un iota.


Article fait d’après les boulots d’Etienne Chouard**, un peu, et d’Henri Guillemin, surtout. 

* J'ai mis révolte entre guillemets parce que la Commune a passé son temps à essayer de négocier avec Versailles pour éviter un affrontement. Les députés royalistes ont volontairement poussé au massacre parce qu'ils voyaient là l'occasion d'éliminer toute l'extrême-gauche d'un seul coup.

** Mise à jour : comme certains le savent, Chouard est devenu depuis largement infréquentable de par des sympathies (aveugles, espérons-le...) pour la clique soralienne, qu'il persévère non seulement à ne pas considérer comme fasciste, mais à ranger parmis les anti-système. Cela semble résulter d'un blocage intellectuel, d'un manque d'éducation politique matérialiste et d'une faute d'analyse chez lui, accompagné d'un braquage devant l'offensive des antifa contre lui. En ce qui me concerne, à l'époque où j'ai écris l'article, Etienne Chouard commençait déjà à déraper mais je gardais l'espoir que tout ça ne soit qu'un grand malentendu. Il a depuis persévéré, confirmé, et est devenu un habitué des conspi de l'UPR et d'E&R. Les thèses qu'il vulgarise sur le processus constituant, cependant, n'en souffrent pas en tant que telles (il ne les invente pas, d'ailleurs.) Je choisis donc de garder la référence. Allez voir, mais faites gaffes quand meme, la plupart des vidéos et articles connexes que Youtube vous proposera seront de tendance conspi-dieudo-soralo-asseliniennes.